8

La Maison des Félicités se trouvait située au fond d’une impasse lépreuse donnant sur les docks de Shadwell, au sein d’un entrelacement de ruelles, de passages, de culs-de-sac misérables où, quand il s’y était installé, le smog stagnait telle une eau. La maison elle-même, en dépit de son enseigne pompeuse, était une grande masure dont les murs, ébranlés en partie par le temps, en partie par la guerre, menaçaient ruine. Quant aux « félicités » qu’on y offrait à la clientèle, composée en grande partie d’Asiatiques et de marins en rupture de bord, elles consistaient en un bar-restaurant où l’on dégustait un choum-choum et un whisky tout juste bon à alimenter des lampes, et où l’on servait du chop-suey dont même un requin n’aurait pas voulu. Il y avait aussi une salle de jeu, où l’on risquait autant de recevoir un coup de couteau que de perdre ses derniers pence. On y soupçonnait aussi une fumerie d’opium, mais on n’avait jamais rien pu prouver et, de toute façon, la police fermait plus ou moins les yeux, car l’endroit était un champ d’action inépuisable pour ses informateurs.

Après leur équipée de Woolwich, Bob Morane et Bill Ballantine s’étaient aussitôt mis en rapport avec Sir Archibald Baywatter, et celui-ci avait ordonné une perquisition immédiate aux entrepôts Jéroboam, Jéroboam et Sike. Là, une surprise attendait les policiers : les hangars n’avaient pas de sous-sol, et on ne retrouva nulle trace du labyrinthe de miroirs. Il était probable qu’après le départ de Morane tout avait été camouflé par une de ces savantes machineries dont l’Ombre Jaune possédait seul le secret. Pour s’en assurer, il aurait fallu sans doute se livrer à des travaux de démolition et, pour cela, obtenir l’autorisation de l’actuel propriétaire, un armateur malais de Singapour qui semblait autant se soucier de ces entrepôts qu’un infusoire de la théorie d’Einstein, et qui sans doute appartenait au Shin Than. L’autocar avait lui aussi disparu et, sans le témoignage de Bill, on eût pu soupçonner Morane d’avoir rêvé.

À l’étage d’un bâtiment annexe, accolé aux entrepôts eux-mêmes et qui avait sans doute servi jadis à abriter des bureaux, on retrouva les deux pièces où Bob avait été retenu prisonnier et où il avait rencontré le faux Monsieur Ming. Les fenêtres en avaient été depuis longtemps murées et, de toute façon, on n’y découvrit aucun indice. Quant au camion qui avait été précipité dans la Tamise, on le retrouva accroché à la berge, mais son conducteur avait disparu ; les plaques minéralogiques étaient fausses, et les numéros de moteur et de châssis soigneusement limés.

Il restait donc suffisamment d’éléments pour que les enquêteurs de Scotland Yard ajoutassent foi à l’histoire de Morane et de son ami, s’ils en avaient jamais douté bien sûr.

Un bref conseil de guerre réunit Bob Morane, Bill Ballantine, Sir Archibald et les hauts fonctionnaires du Yard, à l’issue duquel il fut décidé que Bob et Bill, soigneusement déguisés, se rendraient à la Maison des Félicités à la nuit tombée, pour y rencontrer ce Lingli dont parlait le message laissé par Tania dans la Jaguar. Si, au bout de deux heures, les deux amis n’avaient pas reparu, la police cernerait le bouge et y ferait une entrée en force.

C’est ainsi que nous retrouvons les deux amis déambulant dans le quartier interlope voisin de Shadwell, dans cette nuit aux ténèbres de laquelle le brouillard montant de la Tamise superposait ses voiles.

À vrai dire, il eût été bien difficile de les reconnaître, tant les maquilleurs de Scotland Yard avaient fait merveille. À l’aide d’une colle ne pouvant être dissoute que grâce à un solvant spécial, on avait collé, poil par poil, une barbe et des moustaches à Morane, dont les joues avaient en outre été légèrement déformées à l’aide de tampons de caoutchouc. Bill, lui, avait les cheveux et les sourcils teints en noir et un hâle artificiel dissimulait son teint de brique. En outre, sa carrure trop monumentale se trouvait, dans la mesure du possible, camouflée par une veste élimée et étriquée, lui faisant des épaules « en quart vichy ». Bob, lui, portait également des vêtements de coupe plébéienne, à ce point usé qu’on avait l’impression qu’à tout moment coudes et genoux allaient en percer le mauvais tissu.

 

À Scotland Yard, on leur avait dressé un plan détaillé du quartier où ils devaient se rendre. Ce plan, ils l’avaient étudié par cœur, et ils n’eurent aucune peine à découvrir l’impasse où la Maison des Félicités tenait ses assises.

L’établissement lui-même n’avait rien qui pût attirer l’attention des passants. Une façade lézardée et aveugle, aux fenêtres murées. Pas d’enseigne… C’était seulement quand on avait poussé une vieille porte, faisant songer à mi dos de saurien à cause des couches successives de peinture qui s’écaillaient, que des rumeurs de voix par » venaient aux visiteurs. Ensuite, il fallait suivre un long couloir, pour pénétrer dans une grande salle au plafond bas et sale, où il faisait si sombre qu’il eût été difficile de discerner la couleur des murs. Là, nuit et jour, se pressait une humanité falote, composée en majorité d’Asiatiques, qui buvaient, mangeaient ou dormaient à demi couchés sur les tables.

Quand Bob Morane et Bill Ballantine pénétrèrent dans cette salle, personne ne sembla prêter attention à eux, tant leur déguisement était parfait. Il y avait d’ailleurs plusieurs clients européens, et aussi quelques Noirs et Malais parmi les Asiatiques, avec lesquels ils paraissaient faire bon ménage. La Maison des Félicités était une Tour de Babel où toutes les races se comprenaient, amies dans la même misère, le même désespoir.

En balançant légèrement les épaules à la façon des marins à terre, les deux amis s’approchèrent du long comptoir, derrière lequel allait et venait un Chinois maigre comme un personnage de danse macabre.

— Nous voulons parler à Lingli, dit Bob en prenant une voix aussi rauque que possible.

Sous les paupières bombées du Chinois, les yeux devinrent pareils à deux insectes agressifs.

— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Lingli ? interrogea-t-il.

— Nous venons de la part de Tan, répondit Morane. L’homme parut se calmer, considéra pendant quelques instants en silence les nouveaux venus, puis il jeta :

— Attendez…

Presque comme par enchantement, il disparut derrière une tenture pendant à l’extrémité du comptoir, et qui devait dissimuler une porte. Deux minutes s’écoulèrent sans que rien ne se passât.

— Que fabrique-t-il ? grogna Bill, dont la patience n’était pas le péché mignon.

— Peut-être ce Lingli est-il difficile à trouver, supposa Bob avec indifférence.

— Ouais, ou les dacoïts de Ming qui vont sans doute nous tomber dessus dans peu de temps…

Le géant venait à peine de prononcer ces paroles que la portière se souleva à nouveau et que le Chinois reparut. Il n’était pas seul, et ce n’était pas, comme l’avait craint Ballantine, des dacoïts qui l’accompagnaient. Elle n’avait même rien d’un dacoït, cette jeune Chinoise à la beauté parfaite. Vêtue d’un pantalon de soie étroit qui lui gainait les jambes jusqu’aux pieds chaussés de fines sandales, et d’une longue tunique, noire également, elle faisait immanquablement songer, en cet endroit, à quelque rose sombre poussant sur un mur en ruine.

Ses yeux noirs se posèrent tour à tour sur Bob, puis sur Bill. Ensuite, elle dit :

— Je suis Lingli… Vous venez de la part de Tan ?

Morane acquiesça.

— Je vous attendais, dit encore la jeune fille… Et elle enchaîna en désignant la portière :

— Suivez-moi…

Elle souleva la tenture et précéda les deux visiteurs dans un étroit corridor à peine éclairé, à droite et à gauche duquel s’ouvraient des portes. Au bout de quelques pas, la jeune fille s’immobilisa et, se rapprochant des deux hommes, elle souffla :

— On croit que vous venez pour fumer le chandoo… Surtout, parlez le moins possible…

Ils allaient atteindre le fond du corridor, quand elle ouvrit une porte et fit entrer Bob et Ballantine dans une pièce étroite, tendue de soie effilochée. Contre le mur du fond, deux nattes étaient jetées sur le plancher.

Lingli s’agenouilla sur une des nattes et, soulevant la soie cachant la muraille, elle découvrit un pan de celle-ci, à ras du sol, et désigna une lézarde dans les briques.

— Écoutez là… souffla-t-elle.

Bob Morane s’agenouilla et colla son oreille à la muraille. Aussitôt, un bruit de voix, venant de la pièce voisine, lui parvint. Parmi ces voix, il reconnut aussitôt celle de l’Ombre Jaune.

Allongés sur le sol, l’oreille collée, à travers la soie, à la lézarde, Bob Morane et Bill Ballantine avaient longuement écouté les paroles qui s’échangeaient de l’autre côté de la muraille. En réalité, c’était surtout Monsieur Ming qui parlait, donnant des ordres à ses interlocuteurs qui, en aucun moment, ne les discutaient. De temps à autre seulement, quelqu’un risquait un mot, pour demander respectueusement une explication.

L’Ombre Jaune usait du chinois et cette circonstance, et aussi l’écran de la muraille, ne permettait pas à Bob et à Bill de comprendre tout ce qui se disait. Cependant, en rétablissant le sens des phrases, ils déduisaient qu’il était question d’un prochain embarquement à bord d’un bateau nommé Kagira Maru, dont le nom revenait d’ailleurs à différentes reprises. Il était aussi question d’une certaine île Danen, où devait sans doute se rendre ce Kagira Maru. Morane et Ballantine connaissaient suffisamment les choses maritimes pour comprendre que le Kagira Maru était un cargo japonais, ou tout au moins un bâtiment qui voulait se faire passer pour tel ; quant à l’île Danen, ils avaient beau faire appel à toutes leurs connaissances géographiques, ils ne parvenaient pas à la localiser.

Bientôt, la conversation prit fin. De l’autre côté de la muraille, il y eut des bruits de pas, puis une série de grincements et un claquement assez violent pouvant faire songer à une porte – ou, mieux, à une trappe – que l’on ouvre et referme. Ensuite, ce fut le silence.

Se tournant vers Lingli, qui avait écouté également, Bob interrogea à voix basse :

— Vous connaissez ce Kagira Maru et cette île Danen ? La jeune Chinoise secoua la tête.

— Je ne sais rien… Tan m’a demandé de vous aider, et je vous aide…

— Tan, c’est Tania ? interrogea encore Morane.

Elle se contenta de sourire, sans répondre, et Bob ne crut pas utile de perdre du temps à insister.

— Savez-vous où les gens qui se trouvaient dans la pièce voisine sont allés ? interrogea-t-il à nouveau.

— Je ne sais où ils sont allés, mais je connais le chemin qu’ils ont pris…

Rapidement, Bob Morane consulta son ami.

— Que faisons-nous, Bill ? Nous nous contentons des deux renseignements que nous avons glanés et les transmettons à Sir Archibald, ou nous filons le train à Ming…

L’Écossais n’hésita pas longtemps avant de décider :

— Nous avons trop rarement l’occasion d’entrer directement en contact avec l’Ombre Jaune pour manquer celle qui se présente… Filons-lui le train…

Une nouvelle fois, Morane s’adressa à Lingli.

— Pouvez-vous nous conduire ? Elle eut un signe affirmatif.

— Je puis vous conduire mais, si cela tournait mal, je dirais que vous m’avez forcée…

— Et nous abonderons dans votre sens, fit Bob en souriant et en tirant son revolver, qu’il fit mine de braquer sur la jeune fille.

Lingli sourit elle aussi, découvrant, entre le double bourrelet des lèvres roses, de petites dents semblables à des morceaux de nacre soigneusement polis.

— Dans la bouche d’un chevalier, un geste de menace peut devenir parfois une marque d’amitié, dit-elle.

Puis, soudain sérieuse, elle enchaîna :

— Suivez-moi dans la pièce voisine…

Cette pièce était identique à celle qu’ils venaient de quitter, avec cette seule différence qu’au centre du plancher on distinguait la nette découpe d’une trappe munie d’un anneau. Lingli montra la trappe.

— C’est par là qu’ils sont partis, expliqua-t-elle. Ils doivent être assez éloignés à présent… Nous pouvons risquer de les suivre sans être aperçus… Vous avez une lampe ?

Bob tira une torche de sa poche.

— Cela suffira ? s’enquit-il.

— Ce sera parfait… Mais il faudra en masquer la lumière avec la main, afin qu’on ne puisse l’apercevoir de loin…

— Chargez-vous de cela, dit Morane en tendant la lampe à la jeune fille.

Il désigna le colt python qu’il avait gardé dans la main droite et continua :

— Personnellement, je préfère prendre soin de ce joujou… Nous pourrions en avoir besoin… Toi, Bill, soulève la trappe…

Le géant obéit et une ouverture carrée, d’un mètre cinquante de côté environ s’ouvrit dans le plancher, découvrant un escalier de pierre s’enfonçant dans les profondeurs du sol. La première, Lingli s’engagea sur les marches, et ils atteignirent rapidement une galerie voûtée d’égout, où un chemin de pierre permettait de progresser à pied sec.

Pendant cinq minutes environ, ils avancèrent ainsi, légèrement de biais en raison de l’étroitesse du passage. Lingli continuait à marcher en avant, éclairant les dalles juste devant elle. Soudain, elle éteignit la lampe et fit, très bas :

— Chut !… Nous approchons…

Un demi-cercle plus pâle se marquait à vingt mètres à peine de l’endroit où se trouvaient les deux hommes et la jeune fille. En même temps, le brouillard commençait à envahir la galerie.

Ils continuèrent à avancer, en tâtonnant, guidés à la fois par la muraille à laquelle ils s’adossaient et par les reflets de l’eau noire à leurs pieds. Finalement, ils débouchèrent sur un étroit chemin de halage et, aussitôt, ils s’accroupirent derrière l’angle de la muraille. À trente mètres d’eux à peine, une lumière brillait, changée en perle laiteuse par la brume, et ils distinguaient des silhouettes humaines.

— Ce sont les hommes que nous suivons, murmura Lingli.

Les silhouettes passèrent du quai à bord d’un canot amarré, puis un bruit de moteur se fit entendre.

— Ils vont nous échapper, dit Ballantine.

— Nous sommes venus ici pour rien, fit à son tour Bob avec dépit.

Il sentit la main de Lingli qui serrait la sienne, tandis qu’elle soufflait :

— Prenez patience… Tout n’est pas perdu…

Le canot s’éloignait, lentement, à cause du brouillard, et sa lumière ne s’amenuisait que petit à petit. Bientôt cependant, il fut assez loin pour que ses passagers ne pussent plus voir, à travers la brume, ce qui se passait sur le quai.

— Allons-y à présent, dit Lingli.

Elle mena les deux amis jusqu’à un endroit où un autre canot se trouvait amarré. Elle le leur désigna, en disant :

— Si vous voulez les suivre…

Elle s’interrompit et hésita avant de donner ce conseil :

— À votre place, je n’en ferais rien… Ces gens sont des monstres…

— Nous les connaissons, assura Bob, et nous saurons leur répondre…

— Ce qui pourrait nous arriver de pire, fit à son tour Ballantine, c’est qu’ils nous découpent en rondelles. Et ils ont déjà si souvent essayé que nous sommes comme vaccinés…

 

Les guerriers de l'Ombre Jaune
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